Le Champ de blé aux corbeaux est un des tableaux des plus mythiques de l’histoire de l’art, et l’un des derniers chefs-d’oeuvre de Van Gogh, réalisé quelques semaines avant son suicide. Il est conservé au Musée Van Gogh d’Amsterdam.
Suite au succès du film La Vie passionnée de Vincent van Gogh, de Vincente Minnelli (1956), il a longtemps été considéré comme le dernier tableau du maitre néerlandais. Mais… comme on le sait maintenant, l’ultime tableau de Van Gogh est le non moins dramatique Racines.
Ce n’est pas le seul malentendu entourant cette œuvre hypnotisante. Curieusement, certains habitants d’Auvers-sur-Oise ont longtemps été convaincus qu’il n’y avait pas de corbeaux à Auvers, en été. C’était peut-être le cas en 1890, je n’étais pas là pour le vérifier ! Mais depuis 15 ans que je fréquente le village, j’y ai toujours trouvé des corbeaux, en toutes saisons.
C’est en juillet 2022 que j’ai fini par comprendre comment ce tableau avait été peint. Comme toujours avec Van Gogh, ce qui paraît le plus instinctif, le plus sauvage, se révèle parfaitement réfléchi, et dompté. Pas de hasard, pas d’intuition, mais un composition savamment orchestrée, des couleurs parfaitement calculées et une méthode rigoureusement appliquée.
En effectuant mes recherches pour le catalogue de l’exposition Van Gogh à Auvers-sur-Oise, les derniers mois (Amsterdam-Paris, de mai 2023 à février 2024), je suis tombé une nouvelle fois sur la Monographie communale de l’instituteur Samson Cazier. Dans ce travail remarquable et appliqué, qui donne une foule de détails précieux sur le village en 1899, l’auteur a dressé une carte plutôt bien ficelée, même s’il a dû se baser, faute de mieux, sur un ancien plan cadastral datant de 1813.
En observant cette carte et les mille détails qui la composent, j’ai compris que le lieu traditionnellement retenu pour la réalisation du tableau, au milieu du chemin du Montier, à un jet de pierre de l’église, était le bon. Vu comme ça, ce n’est pas une découverte très spectaculaire, mais la tradition orale d’un village, composée de racontars & de rumeurs, ne fait pas toujours bon ménage avec la science historique. Pouvoir confirmer ce qui s’est toujours murmuré n’est donc pas si insignifiant.
Si on ignore le (pourtant précieux) savoir populaire, les seuls indices, pour déterminer où le tableau a été peint, ce sont les ornières des trois chemins. Nous sommes de manifestement à un carrefour important, où passent régulièrement de nombreuses charrettes lourdement chargées. La probabilité de trouver ce type de chemins augmente avec la proximité du village.
Mais il faut également pouvoir trouver une configuration très particulière. Une espèce de triple patte d’oie assez large, avec des champs disposés curieusement en triangle. Ce détail m’avait toujours intrigué, tout comme l’impression que nous regardons le sommet d’une élévation proche. Les dimensions généreuses des corbeaux, la hauteur des blés et la façon dont leurs épis s’élèvent au-dessus de l’horizon renforcent cette idée de proximité, et nous plongent dans le motif.
En regardant bien la carte dressée par Samson Cazier, l’endroit retenu par la tradition – et où le visiteur d’Auvers-sur-Oise trouve aujourd’hui encore un panneau d’information, correspond en grande partie aux critères exposés ci-dessus.
Mais… il s’agit d’un simple carrefour, pas d’une patte d’oie. L’horizon y est plus éloigné, et marqué, aujourd’hui comme en 1890, d’arbres et de bosquets.
En me tenant à cet endroit précis le 29 juillet 2022, je ne suis demandé si Van Gogh n’avait pas tout simplement appliqué de manière radicale la méthode de composition avec laquelle il expérimentait durant les dernières semaines de sa vie. Cette méthode, c’était l’intégration à sa recette habituelle de deux innovations : arranger le motif et raccourcir les plans horizontaux. Ce qui mérite une petite explication…
Arranger le motif, c’est créer sur la toile une réalité alternative de celle qui est observée : changer l’emplacement de certains éléments observés, en ignorer d’autres, parfois en inventer de toutes pièces. Nous sommes là à l’extrême limite des libertés que Van Gogh prenait ; et à chaque fois qu’il s’est aventuré dans ces parages, une crise mentale survenait, à Arles comme à Saint-Rémy-de-Provence. Et de toute évidence, à Auvers-sur-Oise, un nouvel effondrement mental menaçait.
Raccourcir les plans horizontaux, c’est ce qu’il avait fait avec brio pour créer un de ses tableaux « les plus voulus », Le Jardin de Daubigny. Lorsqu’on se tient dans ce jardin, on se rend compte que le point de vue représenté n’existe pas dans la réalité. Pour réunir en un seul plan l’église, la maison de Daubigny, son mobilier de jardin, et le mur d’enceinte à gauche, il faut réunir plusieurs points de vue sur une surface plane.
Ce faisant, Vincent applique sur le plan horizontal un procédé optique qu’il avait déjà expérimenté sur le plan vertical, en réunissant essentiellement deux points de vue : l’un visant le sol à ses pieds, et l’autre se perdant à l’horizon, comme dans Paysage d’Auvers-sur-Oise après la pluie.
Van Gogh l’applique également dans son tableau Fermes près d’Auvers, auquel il ajoute un élément imaginaire : une grande ferme à double pignon au milieu de la composition. L’effet obtenu crée un espace beaucoup plus vaste que ce que l’on voit lorsqu’on se tient dans cette cour de ferme, que j’ai retrouvée également durant mes récentes recherches. Van Gogh exploite le format double carré de manière spectaculaire et panoramique –comme s’il utilisait un objectif à grand angle sur un appareil photographique.
Réunissant la carte de Samson Cazier avec le procédé utilisé par le peintre, la patte d’oie n’en est plus une, mais la représentation d’une vue à 180 degrés d’un chemin droit. La forme triangulaire des parcelles, qui semble en contradiction avec ce qu’un agriculteur sain d’esprit aurait fait, s’explique par le même effet. Nos smartphones permettent aujourd’hui de créer le même effet panoramique. En augmentant un peu les contrastes et en saturant les couleurs, en se tenant au même endroit à la même saison, l’on parvient à l’effet obtenu par Van Gogh. Reste à ignorer les arbres, à raccourcir l’horizon et à ajouter une volée de corbeaux.
Inutile de préciser que le maître des tournesols n’avait aucun moyen technique à sa disposition, en dehors de ses yeux et de son pinceau. Un nouvelle fois, on constate que le côté rude et instinctif que l’on prête volontiers à ses réalisations les plus spectaculaires, comme ce chef-d’œuvre que l’on a souvent cru halluciné, doit être nuancé. Le Champ de blé au corbeaux, situé entre le cimetière où il repose et les racines de la rue Daubigny qu’il a peintes, est bien davantage qu’un cri d’angoisse. C’est une composition maitrisée, expérimentale et aboutie à la fois, dont l’équilibre savant l’emporte largement sur sa dimension lyrique.
Dommage que l on a pas pu se rencontrer…..amicales salutations .jean Yves le caz
C’est bien vrai…! Et pourtant nous avons essayé. J’espère que nous nous verrons bientôt. Et vous m’avez tout de même aidé (cf. le catalogue de l’exposition Van Gogh à Auvers, les derniers mois.) Et je n’ai pas oublié de mentionner cette aide, comme vous le constaterez. Bien à vous, Wouter
Une analyse tout à fait probante, merci ! Qui montre bien que pour Van Gogh, le réel n’est pas un spectacle bien ordonné, hiérarchisé devant nos yeux, mais que nous sommes dans le monde et que tout a la même intensité d’existence. Le sentiment d’immersion est renforcé par cette vision panoramique (quasiment en perspective inversée). C’est vertigineux, on sent submergé, comme doté soudain d’une puissance sensorielle peu commune…
Merci Catherine !