Le dimanche 27 juillet 1890, en début de soirée, dans un champ de blé au-dessus d’Auvers-sur-Oise, Vincent van Gogh se tire une balle de révolver dans la poitrine. Il vise le cœur, mais la balle manque sa cible. Déviée par une côte, elle finit sa funeste trajectoire dans ses entrailles, sans toucher d’organe vital. La mort ne venant pas, le malheureux décide rentrer à l’auberge Ravoux, connue également sous le nom de Café de la Mairie.

Vincent monte comme il peut dans sa chambre mansardée et s’allonge sur son lit. Arthur Ravoux recueille le premier témoignage de l’artiste, et fait appeler le Dr Mazery, jeune médecin fraîchement diplômé, qui vient tout juste de s’installer dans le village. Ravoux fait aussi prévenir le Dr Gachet, ami du peintre. Parti pêcher au bord de l’Oise avec son fils, on ne le trouve pas à son domicile. Il faut du temps pour le localiser, du temps pour qu’il cherche son trousseau, et encore du temps pour qu’il chemine de la rue des Vessenots à l’auberge. En attendant, Mazery panse la blessure de Van Gogh et constate, bientôt rejoint par son confrère plus expérimenté, qu’il n’y a rien à faire que d’attendre. Il y a peu d’espoir.

Van Gogh mettra une trentaine d’heures à mourir. Son frère et meilleur ami Theo est prévenu à temps pour que de longs adieux puissent avoir lieu. Le mardi 29 juillet, Vincent expire, vers une heure du matin. Durant la journée qui suit, soutenu par quelques amis qui viennent s’associer à sa peine et honorer la mémoire du peintre, Theo organise les funérailles, le coeur brisé. La grande salle de l’auberge Ravoux fait office de chapelle ardente. Le défunt est enterré le mercredi 30 juillet au cimetière d’Auvers-sur-Oise, au milieu des champs de blé, en pleine moisson. Le Dr Gachet prononce l’oraison funèbre.

La mort de Van Gogh a nourri de nombreux fantasmes. Le plus spectaculaire d’entre eux est l’hypothèse conspirationniste  formulée par Steve Naifeh et Gregory Smith dans leur biographie à charge, qui a défrayé la chronique et contaminé durablement la mémoire de Van Gogh : une élucubration hasardeuse suggérant qu’il ne s’agissait pas d’un suicide, mais d’un homicide.

Avant la publication de Van Gogh’s Finale: Auvers and the Artist’s Rise to Fame par Martin Bailey (Frances Lincoln Publishers Ltd, 2021), il était établi que le premier journal à faire état de la mort de Van Gogh était L’Avenir de Pontoise, en quelques lignes, le 3 août. Une immense tragédie venait de frapper l’un des plus grands artistes que la terre avait portée, et l’attention médiatique accordée à cette disparition semblait s’être limitée à quelques lignes qui traitaient l’affaire comme n’importe quel autre fait divers, dans un journal régional à faible diffusion.

Or, à la page 139 de son ouvrage, Bailey reproduit un entrefilet du Petit Parisien daté du 2 août 1890 qui apporte également la triste nouvelle, en dernière page du journal. J’avais lu Van Gogh’s Finale avec beaucoup d’attention en 2021, mais je n’étais pas rendu compte à l’époque que cette publication était riche de sens, et apportait des nuances interessantes. Le texte en est un peu plus long que celui de L’Avenir de Pontoise, et particulièrement émouvant :

« Un artiste peintre nommé Willem-Vincent Van Gogh, âgé de trente-sept ans, sujet hollandais, pensionnaire chez le sieur Ravoux, aubergiste à Auvers, après être sorti pour se promener, rentrait à sa chambre tout défait et déclarait que, fatigué de la vie, il avait tenté de se suicider. L’aubergiste fit appeler immédiatement un médecin, qui constata que cet homme portait une blessure au-dessous du sein gauche ; il s’empressa de soigner la blessure, qui avait été produite par un coup de feu, mais, malgré tous les soins prodigués, cet homme, qui paraissait souffrir d’une maladie mentale, est mort hier des suites de sa blessure. »

Le lendemain, ce texte est repris quasiment à l’identique dans Le Moniteur universel. La dernière phrase est modifiée : « …mais, malgré tout, Willem, qui paraissait souffrir d’une maladie mentale, ne tarda pas à succomber. »

Au-delà de l’émotion de lire un compte-rendu si proche des événements, plusieurs éléments d’apparence innocente contiennent des indications précieuses.

La première information est liée à la nature même de cette brève nouvelle, publiée dans un journal parisien. Si l’information a voyagé aussi vite à Paris, c’est qu’un journaliste jugeait ce suicide particulier suffisamment digne d’intérêt pour en faire état dans la capitale. En même temps, l’article confirme que Van Gogh était un peintre inconnu du grand public : on va jusqu’à le désigner par son deuxième prénom, alors qu’il signait ses toiles « Vincent ».

La seconde information se trouve tout à la fin de l’article : « est mort hier » signifie que l’article, s’il est exact, a été écrit le mercredi 30 juillet, jour de l’enterrement. Difficile d’être plus proche des événements, ce qui donne un certain crédit à son contenu, notamment à la troisième et dernière information intéressante révélée par ces quelques lignes.

La mention « sorti pour se promener », recueillie en toute vraisemblance auprès de témoins directs, contraste avec ce que l’on sait des habitudes de Van Gogh. Quand il sortait, c’était avec un objectif (qui était généralement d’aller peindre), et pas de faire une promenade. L’information provient vraisemblablement de Ravoux, qui a pu le voir quitter l’auberge – évidemment sans savoir ce que son pensionnaire comptait faire. Or, les conspirationnistes de la mort de Van Gogh évoquent presque systématiquement le fait suspect que le tableau et le matériel de l’artiste n’ont jamais été retrouvés… Ce qui signifierait que « quelqu’un » aurait fait disparaître les preuves du crime… Cette disparition est désormais parfaitement expliquée : il n’y avait rien à faire disparaître. Van Gogh était parti pour mettre un terme à ses jours, et la seule chose dont il avait besoin, c’était son révolver.